Une batterie géante au coeur des Alpes

La technique de pompage-turbinage est une technologie éprouvée connue depuis la fin du 19 ème siècle.

Utilisée à travers le monde, elle permet de stocker de grande quantité d'énergie électrique par l'intermédiaire de l'énergie potentielle de l'eau.
Utilisant cette technique, les stations de transfert d'énergie par pompage (STEP) permettent d'éviter le gaspillage d'énergie pendant les heures creuses (nuit, week-end) et de pallier à l'intermittence de la production électrique du secteur éolien et solaire.

L'usine hydroélectrique de Grand'Maison en Isère utilise ses turbines réversibles pour stocker de l'énergie.

Le lac de Grand'Maison se mérite. Ce n'est qu'après une heure et demie de trajet depuis Grenoble, sur une petite route de montagne, qu'il se dévoile dans toute sa splendeur. Coincé entre deux versants abrupts, à 1700 mètres d'altitude, l'immense réservoir artificiel témoigne de l'empreinte de l'homme sur le milieu naturel. Ici, 140 millions de mètres cubes d'eau se pressent contre un barrage construit dans les années 1980, aussi haut que la cathédrale Notre-Dame de Paris ! La neige fondue des sommets et la pluie alimentent cette petite mer d'Isère... qui cache un secret : une partie de son contenu provient en réalité d'une seconde retenue, située 930 mètres plus bas dans la vallée. Sur ses rives, l'usine hydroélectrique de Grand'Maison se charge d'organiser les va-et-vient du précieux liquide entre les deux bassins.

L'usine Step de Grand'Maison héberge en souterrain 12 turbines, sur les rives de la retenue inférieure du Verney.

EDF

Jean-Paul Giraud, vingt-cinq ans de carrière dans l'énergie et responsable technique du site qui emploie 35 personnes, nous accueille pour la visite de cette installation hors du commun. Casque de sécurité aux couleurs d'EDF vissé sur la tête, l'homme n'est pas peu fier de faire découvrir les lieux : "C'est la centrale hydroélectrique la plus puissante de France. Elle peut fournir 1,8 gigawatt (GW), soit autant que deux réacteurs nucléaires d'ancienne génération." 

Cette photo d'archive montre les valves connectées aux 8 turbines principales qui sont, elles, encore plus imposantes : chacune mesure 17 mètres de haut.

AFP PHOTO / JEAN-PIERRE CLATOT

Dans ses entrailles, un ascenseur puis des escaliers conduisent à 100 mètres sous terre, au pied des 8 plus grosses turbines (le site en compte 12) qui font de Grand'Maison une installation incontournable du réseau électrique français. Plus haute qu'un immeuble de six étages, chacune renferme un axe complexe de 250 tonnes effectuant 10 tours par seconde. Leur premier atout n'est toutefois pas ce gigantisme, mais leur réversibilité. Dans le sens normal, elles produisent de l'électricité quand l'eau les entraîne ; dans l'autre, elles en consomment afin d'acheminer l'eau vers le bassin supérieur. 

Premier type de stockage d'énergie au monde

Ce concept simple - deux barrages placés à différentes altitudes et liés par des turbines réversibles - répond au nom de Step, ou station de transfert d'énergie par pompage. "C'est l'idée d'une batterie, sauf qu'au lieu de la charger vous pompez l'eau en hauteur, ce qui constitue une réserve d'énergie", explique Yves Giraud, directeur d'EDF Hydro. La France compte 6 stations de ce type pour un total de 5 GW de puissance. 

L'Express

Une réussite technique pourtant peu connue du grand public. "A travers le monde, il existe 140 GW de stockage stationnaire, presque tout sous forme de Step", calcule Yves Giraud. D'autres technologies de stockage existent : l'hydrogène, l'air comprimé et surtout le lithium-ion, popularisé par les batteries terrestres géantes du fabricant Tesla... "Leur capacité d'énergie retenue ne sera cependant jamais comparable aux réservoirs des barrages, c'est sans commune mesure", affirme Frédéric Dufour, enseignant-chercheur au laboratoire 3SR (CNRS/École nationale supérieure pour l'énergie, l'eau et l'environnement). Le vidage du lac de Grand'Maison alimenterait, à lui tout seul, 740 000 habitants en électricité durant vingt et une heures, soit l'équivalent de la population de Grenoble et des 193 villes de son aire urbaine dans un rayon de 30 kilomètres !

Schéma simplifié de fonctionnement d'une Step, avec ses deux bassins.

EDF

Eprouvé depuis plus d'un siècle, ce principe de stockage efficace - il ne perd que 15 % de l'énergie utilisée - redevient d'actualité. L'hydraulique, première source d'énergie renouvelable, voit sa famille s'agrandir avec l'essor de l'éolien et du photovoltaïque, qui, selon le vent ou le soleil, génèrent une électricité variable. Un inconvénient pour l'équilibre du réseau national, dans lequel la production doit toujours correspondre à la consommation évoluant au fil de la journée. "Les Step offrent la flexibilité nécessaire pour réguler cette production fluctuante, analyse Daniel Averbuch, fin connaisseur du sujet à l'institut IFP Energies nouvelles. Et plus le renouvelable grandit, plus le besoin de stockage va augmenter."  

L'Etat veut développer encore ces systèmes

Mieux, grâce aux Step, les gestionnaires du réseau électrique peuvent réagir rapidement, alors qu'avec le nucléaire il faut au moins trente minutes pour adapter la production de 80 %. "En ouvrant nos robinets à Grand'Maison, la puissance passe de 0 à 100 % en seulement trois minutes", compare Jean-Paul Giraud. L'eau s'engouffre alors dans une galerie creusée dans la montagne, large comme deux files de voitures, et chute sur près d'un kilomètre de dénivelé. A l'arrivée, les turbines avalent l'équivalent d'une piscine olympique toutes les onze secondes. 

 

Ces avantages font des Step un maillon irremplaçable du réseau français. Dans sa "programmation pluriannuelle de l'énergie" en vigueur, le gouvernement entend accroître le parc actuel "de 1 à 2 GW" avant 2030. EDF a justement dans ses tuyaux un chantier d'environ 1 GW sur la Truyère (Aveyron). Le dossier attend l'accord de la Commission européenne, qui veut ouvrir à la concurrence les concessions d'exploitation hydraulique, une spécificité bien française. Pas de quoi attendre un déferlement : la plupart des vallées dont la géographie s'y prête ont déjà leur barrage, et toute nouvelle implantation se heurte à la question de l'impact sur le paysage. 

 

 

"La priorité est avant tout l'optimisation de ce qui existe, avec un meilleur équipement", avance de son côté Jacques Pulou, spécialiste du sujet à France Nature Environnement. A l'image de ce qu'étudient les Etats-Unis depuis cet été : un plan de trois milliards de dollars pour transformer en Step leur célèbre barrage de Hoover Dam, près de Las Vegas. L'essor de cette technologie se produit aussi dans d'autres pays, comme en Israël, où EDF met actuellement en service la toute première Step. Il n'est jamais trop tard pour se jeter à l'eau.

source : https://www.lexpress.fr/actualite/sciences/une-batterie-geante-au-coeur-des-alpes_2051859.html