Dans les camps bondés, les Palestiniens jardinent sur les toits

 

Des centaines de jardins ont essaimé sur les toits des camps de réfugiés palestiniens au Liban. Plantés par des ONG ou des habitants, ils servent de refuge et de potagers en temps de crise.

Leur modèle est-il viable ?

Dans ce dédale de ruelles étroites, labyrinthiques, le ciel est caché par les milliers de câbles électriques emmêlés et par les étages successifs de bâtiments qui menacent de s’effondrer. Bienvenue à Bourj el-Barajneh, l’un des douze camps de réfugiés palestiniens au Liban, près de l’aéroport de Beyrouth. Ici, 30 000 personnes vivent sur un seul kilomètre carré : on y relève l’une des densités de population les plus élevées au monde.

Pour échapper aux ruelles suffocantes, il suffit de grimper quelques volées d’escaliers vers le ciel. Sur les toits, des oasis fleurissent. Fleurs, arbustes et cactus y côtoient tomates, concombres, aubergines, figues et herbes aromatiques plantées dans des bacs. « Ça me fait un bien fou de venir ici pour cultiver mes plantes, je les aime toutes », confie Maha Mohammad Dabdoub. « Depuis le divorce avec mon mari et le départ de mes frères vers l’Europe, je vivais recluse chez moi. Grâce à ce jardin, je me change les idées et invite mes amis, je reprends goût aux choses. »

Maha et plus d’une centaine d’autres personnes ont installé des jardins et potagers chez eux grâce à l’aide d’une ONG locale, Jafra. Depuis bientôt trois ans, le toit du QG de celle-ci, à Bourj el-Barajneh, sert de laboratoire d’expérimentation pour les techniques d’arrosage, de compostage et même d’élevage de poules. Le fonctionnement est simple : les habitants suivent des ateliers et des formations, puis Jafra les aide à installer chez eux les bacs, le terreau et les graines — et même des composteuses et des réserves d’eau douce.

Les « garden rooftops » — toits jardinés — ont poussé comme des champignons dans tout le pays, porté par plusieurs ONG locales et internationales ; on en recense plusieurs centaines aujourd’hui, du nord au sud. Mais le modèle n’est pas toujours viable et certains acteurs agricoles misent plutôt sur de grands jardins collectifs.

Les potagers sur les toits aident des familles entières à se nourrir. » © Philippe Pernot/Reporterre

Ces initiatives ont en tout cas pris de l’importance depuis le début de la crise économique et sociale qui dévaste le Liban, l’une des pires au monde. Face à la dévaluation de la livre libanaise et à l’inflation, nombreux sont ceux qui ont réduit leur alimentation en fruits et légumes. « Les potagers sur les toits aident des familles entières à se nourrir en faisant des économies, et assurent un apport en vitamines », explique Patricia Van Muylder, chargée de communications auprès de Jafra. Ce que confirme Abeer Youssef el Kai, mère de cinq enfants. « On s’est nourris de la mloukhié [corète potagère] du jardin pendant tout le ramadan, et je fais des économies de 10 à 15 dollars par mois », soit un tiers du salaire minimal libanais. Son jardin lui permet également de vendre des plantes décoratives à des particuliers, via Instagram, pour s’assurer un revenu.

 

« Travailler la terre m’apporte de la paix et me fait revenir à mes racines »

Les réfugiés palestiniens vivent dans des conditions difficiles : de nombreux métiers leur sont interdits, leur taux de chômage dépasse les 60 %. Face aux discriminations, aux traumatismes et au sentiment d’enfermement, les jardins représentent une précieuse échappatoire. « J’ai vu trop de choses atroces dans ma vie. Alors, quand je monte ici, j’ai le sentiment d’être face à la mer et de tout oublier », confie Abdallah Mahmoud Aswheh. L’ancien combattant du Fatah, mouvement politique des chefs palestiniens Yasser Arafat et Mahmoud Abbas, montre ses deux cicatrices. Il a vécu l’invasion israélienne de Beyrouth en 1982 et la « guerre des camps » qui opposait les milices islamistes d’Amal, du Hezbollah [1] et de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP). « Travailler la terre m’apporte de la paix et me fait revenir à mes racines », dit-il en nous montrant ses piments, aubergines et sa loubié [haricots], une casquette jaune à l’effigie de Yasser Arafat sur la tête.

Bâtis hâtivement après la nakba (« catastrophe ») de 1948 pour accueillir les centaines de milliers de réfugiés chassés de chez eux ou fuyant la première guerre israélo-arabe lors de la création de l’État d’Israël, les camps étaient censés être temporaires. Las, les Palestiniens n’ont jamais bénéficié de leur précieux « droit au retour » [2], et trois générations s’entassent dans ces ghettos où règne un état d’exception et de siège permanent — entre 250 000 et 500 000 personnes apatrides, privées de la nationalité libanaise et de la plupart de leurs droits politiques.

 

Manque de suivi et de transparence

Celles et ceux qui voudraient planter chez eux font face à de nombreux obstacles. L’accès à l’eau tout d’abord : dans les camps, l’eau courante est salée, impropre, et l’eau douce coûte cher à importer. « À Shatila [3], de nombreuses plantes sont mortes déshydratées, car les habitants devaient prioritairement garder l’eau douce pour leurs propres besoins », soupire Patricia van Muylder. De plus, les ruelles étroites et les appartements bondés rendent difficile l’installation des bacs et du terreau.

« La corruption et l’inaptitude de certaines ONG n’aident pas », critique Ahmad Hamoud — un nom d’emprunt —, un volontaire auprès de l’organisation étasunienne Anera à Nahr el-Bared, dans le nord du pays. C’est l’un des camps les plus marginalisés du pays : depuis une guerre d’un mois en 2007 opposant l’armée libanaise à une milice islamiste, il est géré par l’armée en tant que zone militarisée. « La corruption et la violence sont immenses, c’est vraiment un lieu de non-droit séparé du monde alentour », témoigne Ahmad. Il raconte les conditions de travail difficiles pour une rémunération minimale : « On a porté des sacs de 30 à 50 kilogrammes sur plusieurs étages, juste pour découvrir que les plantes qu’on devait y mettre étaient pourries. »

Par ailleurs, plusieurs tonneaux de sable auraient disparu des locaux de l’ONG Anera, pourtant ultrasécurisés. « Il y en avait pour une petite centaine de dollars, ils les ont certainement vendus au marché noir pour faire des profits », suspecte-t-il. Pour lui, le projet « est un échec », après seulement quelques mois, « car il n’y a eu aucun suivi, aucune transparence ».

Les « garden rooftops » — toits jardinés — ont poussé comme des champignons dans tout le pays, portés par plusieurs ONG locales et internationales ; on en recense plusieurs centaines aujourd’hui, du nord au sud. « Ces projets sont sexy pour les donateurs mais sont essentiellement cosmétiques et sont souvent loin d’être viables », critique Bachar Abu Seifan, activiste et cofondateur du Mouvement agricole. Pour lui, il faudrait investir dans de vrais terrains agricoles, des champs collectifs. « Pour la même somme investie, un champ a des rendements bien supérieurs en matière de quantité et de qualité nutritionnelle, car les plantes y sont en symbiose avec la terre et tout leur écosystème », explique-t-il. « Sans oublier qu’ils sont collectifs, non pas réservés à une seule famille. »

Pour Abu Seifan, l’approche individualiste et apolitique des projets des ONG est en cause. « Au lieu d’apporter des solutions sociétales et collectives, elles financent un modèle d’entrepreneuriat qui fait porter le poids aux individus », comme ces jardins isolés. « Mais cela arrange tout le monde : les politiciens libanais et palestiniens n’ont aucun effort à faire, et les donateurs se donnent bonne conscience », critique-t-il. En attendant, la cause palestinienne fait du sur-place.

Son organisation a engagé une petite guerre contre ses donateurs en refusant de construire exclusivement des jardins sur les toits. Au contraire, elle a investi un champ de 10 000 m2 à Beddawi, le camp de réfugiés palestiniens à Tripoli, la deuxième plus grande ville du pays. Là, Palestiniens, Syriens et Libanais de différents quartiers ennemis travaillent la terre ensemble. « Face à la terre, on est tous égaux », dit Nidal Hassan, l’un des superviseurs. « On dépasse les divisions politiques et les discriminations, et toute la communauté en profite. Le champ couvre l’entièreté des besoins alimentaires de tous les ouvriers qui y travaillent. » Mais le projet est aujourd’hui en attente de financements, et les plantes s’assèchent sous les dards du soleil de juillet. « Cette dépendance aux ONG et aux financements est vraiment frustrante, on a perdu une saison entière », critique-t-il. En l’absence d’État et de redistribution, il ne voit que la diaspora pour les aider à trouver des fonds — comme un petit pansement sur une plaie immense.

 

L’identité palestinienne est profondément ancrée dans l’agriculture

C’est l’expérience faite par Zahiah Merhi. La nonagénaire au sourire plein de vie habite le camp de Bourj es-Shemali, dans le sud du pays, et cultive le jardin de sa belle-famille exilée à l’étranger. « Cette terre ne m’appartient pas, mais c’est mon chez-moi », dit-elle. Et pour cause, les Palestiniens n’ont aucun droit à la propriété au Liban, puisque leur installation est censée être temporaire. Zahiah fait partie de la première génération d’exilés ayant fui la nakba : elle avait six ans lorsque ses parents et elle sont venus au Liban en quête d’un lieu sûr.

Elle-même a travaillé toute sa vie dans les champs des propriétaires libanais, avant que ses enfants ne l’encouragent à prendre sa retraite. « Comme je n’avais pas envie de rester inactive, je cultive ce jardin avec les techniques que j’ai apprises de mes parents et retransmises à mes enfants », raconte-t-elle. L’identité palestinienne est profondément ancrée dans l’agriculture, à travers l’image mythifiée des fellahin, ces paysans et paysannes louées dans la poésie, la musique et les arts.

 

Zahiah Merhi, cueille des tomates et des citrons dans son potager dans le camp de Bourj al-Shemali (Tyr). © Philippe Pernot/Reporterre

L’attachement à leur sol ancestral est important pour de nombreux Palestiniens, et même si la vie des camps à Beyrouth est essentiellement urbaine, la plupart des Palestiniens du sud du Liban travaillent encore dans l’agriculture.

 

Après avoir préparé un repas de mansaf, plat traditionnel de riz à la viande et aux noix de cajou, elle s’assoit dans le jardin avec d’autres femmes de sa famille pour fumer la chicha. « Je passe de longues heures ici au coucher du soleil, avec ma famille et mes voisins. Ça me rappelle la Palestine et les champs de blé de mes parents », dit-elle en contemplant la verdure cernée de béton, de câbles électriques et de drapeaux palestiniens.

 

source : https://reporterre.net/Dans-les-camps-bondes-les-Palestiniens-jardinent-sur-les-toits