Grâce à la terre crue, ces femmes se réapproprient la construction

 

Dans le sud de la France, des femmes travaillent sur des chantiers avec de la terre crue. Ce matériau écolo leur permet de créer des liens de solidarité dans un secteur du BTP dominé par les hommes.

 

Le Vigan et Sète (Gard et Hérault), reportage

L’atmosphère calme, presque silencieuse du chantier interpelle. Les petits crissements s’entendent à peine. Ce sont ceux des lisseuses — sortes de truelles — qui écrasent la terre sur le mur de pierres.

Dans cet appartement de Sète en rénovation, Marine Dupont applique des enduits en terre crue. « Les clients souhaitaient cela pour le côté écologique et sain », explique-t-elle.

Pour lui prêter main forte en ce vendredi d’été, c’est un hasard bien tombé, deux femmes et un homme. Une illustration d’une des originalités de ce secteur du BTP (Bâtiment et travaux publics) : dans la terre crue, les femmes sont très bien représentées.

 

Marine (au premier plan) et Laurie au travail. © Marie Astier / Reporterre

 

Il n’y a pas de chiffres précis, mais des indices concordants. D’après les témoignages recueillis par Reporterre, la proportion de femmes dans les formations dédiées à la terre crue a fortement augmenté depuis cinq ans, pour atteindre 50 % voire plus.

 

Parmi elles, beaucoup d’architectes ayant décidé de se reconvertir vers un métier plus « concret ». Une enquête récemment menée par la Confédération de la terre crue — l’organisme qui fédère la filière — a, elle, enregistré 46 % de répondantes. En comparaison, le BTP tous secteurs confondus ne comptait que 12,3 % de femmes en 2021, selon l’observatoire des métiers du bâtiment.

 

Un matériau réutilisable à l’infini

 

Toutes racontent d’abord une rencontre avec ce matériau, un déclic. « La première fois que j’ai touché la terre crue, j’ai ressenti comme une évidence percutante », témoigne Marine. « C’est une solution tellement simple. »

 

L’ex-architecte a depuis fait un tour du monde à la rencontre des techniques de la terre crue, est devenue artisane. Elle désigne le mélange qu’elle est en train de préparer : de la terre, un peu de sable, de la paille pour ses propriétés isolantes, de l’eau. Le matériau est réutilisable à l’infini.

 

« Un mur qui a 300 ans, qui tombe, on le remouille et on le remet en œuvre », explique-t-elle. Du mur porteur à l’enduit de finition, la terre crue peut-être utilisée à toutes les étapes de la construction.

 

La lisseuse permet d’écraser la terre contre le mur. © Marie Astier / Reporterre

« Cela permet de faire avec ce qui est déjà là, les terres excavées quand on creuse les fondations », ajoute Laurie Metais, architecte spécialisée dans l’accompagnement de la construction en terre crue.

 

Elle est venue prêter main forte à Marine, pour pratiquer le matériau qu’elle conseille. « Cela évite d’évacuer la terre en camions, pour les faire revenir avec du béton. » Pas cuite, la terre est aussi un matériau qui mobilise peu d’énergie, contrairement au béton ou à la chaux.

 

Elles me tendent une lisseuse pour tester la matière. Le mélange de Marine est facilement modelable, même pour des mains débutantes. Pas besoin de forcer pour l’appliquer au mur, juste un peu de fermeté. Certes, le résultat n’est pas très droit. « On peut reprendre, il n’y a pas d’erreur », encourage Marine.

 

« Le ciment a enlevé la possibilité d’intégrer les femmes »

 

Des gestes qui s’inscrivent dans une histoire, pour la pionnière de la terre crue en France, Sylvie Wheeler. Elle la pratique depuis une trentaine d’années. Ce matériau présent sur tous les continents a toujours été pratiqué par des femmes, rappelle-t-elle.

 

« Avant pour construire en terre, ou en pierre, on réunissait toute la famille. Hommes femmes, enfants, tout le monde avait sa place », dit-elle. « En Afrique, en Inde et en Amérique latine ce sont les femmes qui entretiennent les enduits terre des façades. Le ciment a supprimé les apports familiaux dans la construction, enlevé la possibilité d’intégrer les femmes. »

 

Éduquées à prendre soin des autres, les femmes trouvent dans la terre crue une façon de prolonger cette socialisation, estime-t-elle. « Ça ne pollue pas, ça n’abîme pas et même ça répare », liste-t-elle. La terre n’émet pas d’émanations toxiques, permet de réguler l’humidité de l’habitat, apporte un confort phonique et thermique en absorbant les sons et en atténuant les températures extrêmes.

 

« On prend soin de la planète et des gens, qui vivent dans un bâti sain », résume Marine. Mais attention, pas question de laisser croire que la terre crue est un matériau qui se travaille sans effort.

 

« Cela reste un matériau du bâtiment, une activité de maçonnerie dure, à l’extérieur, fatigante », insiste Mary Jamin, une ancienne du métier. « Sinon, le risque est de cantonner les femmes aux enduits de décoration », appuie Aymone Nicolas, autre artisane expérimentée.

 

« Il y a des bâtiments en terre crue qui ont plusieurs centaines d’années »

 

La société patriarcale a aussi pour habitude de laisser aux femmes les domaines moins considérés. C’est le cas de la terre crue, technique écologique pas forcément bien vue dans le bâtiment. « La maison en terre, c’est celle des trois petits cochons, des pauvres, qui peut se faire facilement balayer », note Sylvie Wheeler.

 

« On doit toujours prouver que le bâtiment va tenir dans le temps », confirme Laurie. « Pourtant il y a des bâtiments en terre crue de plusieurs étages à Lyon, qui ont plusieurs centaines d’années. »

 

Enfin, la terre crue n’est pas la technique la plus rentable. « Les hommes ne font pas de terre parce que ça ne se vend pas très bien », estime Laura Segui, artisane dans les Cévennes.

 

On distingue les paillettes de paille dans la première couche. © Marie Astier / Reporterre

« Il y avait une place à prendre », remarque Claire Dycha, à la fois architecte, travailleuse de terre crue et coprésidente de l’association de professionnels AsTerre. « La filière est en train de se créer. Alors qu’ailleurs le monde du BTP est encore dans une organisation patriarcale. »

 

Elle a tout de même dû créer une exposition intitulée Terre de Bâtisseuses, faite de portraits de femmes travaillant dans la terre crue, pour valoriser leur présence. L’idée lui est venue avec une amie en 2019 : « Au festival de la terre crue Grains d’Isère, aucune femme ne présentait lors des conférences », se rappelle-t-elle. Elles étaient pourtant déjà nombreuses dans le domaine.

 

Pour un secteur plus égalitaire

 

Depuis, un cercle vertueux s’est enclenché. Plus il y a de femmes, plus elles se sentent légitimes et accueillies, plus d’autres s’y mettent. Elles s’organisent pour construire un secteur du bâtiment plus égalitaire et coopératif, moins compétitif et prédateur.

 

« Pour trouver leur place, les femmes développent des manières alternatives de travailler et par la force des choses questionnent de manière générale les façons de faire dans le bâtiment », estime Claire Dycha.

 

La terre et l’eau constituent les ingrédients de base de cet enduit. © Marie Astier / Reporterre

« Voir que d’autres femmes faisaient ce métier m’a confortée dans l’idée que je pouvais y arriver », confirme Sarah Bouchemella, enduiseuse. Elle a créé avec quelques copines le collectif de femmes les Co’bâtisseuses.

 

Elles sont basées dans le sud des Cévennes. Se rassembler permet de s’entraider, se donner des contacts, faire des chantiers ensemble. Et de lutter contre le sexisme du secteur, auquel elles n’ont pas échappé.

Le collectif les Co’bâtisseuses.
De gauche à droite : Claire, Laura, Sarah, Anaïs-Rebecca, Giuliana. © Marie Astier / Reporterre