Dans cette « ville éponge », les potagers remplacent les parkings

Depuis avril, la commune d’Elne (Pyrénées-Orientales) installe dans le centre-ville des potagers urbains à la place des parkings.

Le but : recréer des réserves utiles dans les sols et recharger les nappes phréatiques.

 

Elne (Pyrénées-Orientales), reportage

« Alors monsieur le maire, ça pousse ? » Dans la ville d’Elne, sur la place du Planiol, des curieux s’arrêtent devant un drôle de potager arrangé en triangle. Il y a deux mois, c’était un parking de douze places. Depuis fin avril, poussent sur 200 m2 courges, tomates et aubergines. Au milieu, un arbre fait de l’ombre. En cette matinée de juin, trois résidents observent le jardin nourricier. Un cycliste alpague l’édile de la commune des Pyrénées-Orientales, Nicolas Garcia, adossé à la clôture en bois. « C’est à vous ? » lance-t-il. « Non, c’est à la mairie », répond l’élu communiste. Debout devant sa maison, Pascale Schemani, 64 ans, rigole : « C’est sûr, le jardin, ça fait parler ! »

Moins de béton, plus de végétation, pourrait être la nouvelle doctrine de la municipalité illibérienne. Depuis l’été dernier, le département subit une intense sécheresse. Le 14 juin, le niveau des nappes phréatiques était même « historiquement bas », a alerté le Bureau de recherches géologiques et minières (BRGM). « En un an, 150 millimètres sont tombés, contre 600 en temps normal », calcule Raphaël Michau, le spécialiste de l’eau de la mairie.

La situation, inquiétante et extraordinaire de par sa durée, a poussé les élus de cette ville de 9 500 âmes à s’intéresser au modèle de « ville éponge », un concept apporté par Sabine Becker et François Rouillay, spécialistes de l’autonomie alimentaire. Venu en visite à Elne il y a un an, le duo « me poussait à développer une stratégie d’autosuffisance, mais avec la sécheresse, je leur ai dit que je n’avais pas le temps, relate André Trives, adjoint à l’agroécologie et tête pensante du projet. C’est là qu’ils m’ont parlé de la ville éponge ».

 

Un parking perméable, au pied de la mairie, remplace désormais le béton. © JC Milhet / Reporterre

L’idée a été développée dans les années 2000 par de grandes métropoles asiatiques, comme Wuhan, en Chine, pour faire face aux inondations. Permettre à l’eau de s’infiltrer là où elle tombe limite les dégâts liés aux événements météorologiques extrêmes, de plus en plus fréquents à cause du réchauffement climatique. « Ici, en raison du climat méditerranéen, on a des périodes très longues sans pluie, et des périodes très courtes où il pleut en grosse quantité », rappelle Raphaël Michau.

La ville éponge répondrait donc aux deux problématiques, tout en restaurant le petit cycle de l’eau, bouleversé par l’urbanisation : « On l’a coupé en coulant une dalle de béton sur tout le département, en pétant toutes les haies et en bombardant les vignes de pesticides, résume André Trives, aussi maraîcher. La pluie, c’est 40 % de la mer, mais surtout 60 % d’évapotranspiration de la végétation et des sols. »

De la terre plutôt que du béton

De fait, le bourg balnéaire est actuellement très minéral. Dans les jolies rues pavées du centre historique, les pierres et le bitume règnent en maîtres. Les seuls arbres visibles sont souvent en pot, et on ne trouve nulle trace de parc boisé. Ainsi, depuis avril, avec l’aide d’habitants volontaires, la mairie « décroûte » les parkings du centre (équivalent à une centaine de places) pour y installer des potagers urbains. Pour l’instant, seules deux placettes ont été transformées. « Ils ont d’abord enlevé le béton, ont mis de la terre, du fumier et du broyat de bois, puis ils ont semé », raconte Pascale Schemani.

Pour accélérer le processus, des cultures fourragères, comme le sorgho et la phacélie, ont été plantées. Celles-ci, grâce à leurs racines denses et profondes, décompactent les sols, et procurent, à leur mort, de l’humus (matière organique très riche). Cela améliore la réserve utile des sols, ainsi que leur perméabilité.

Sur la friche du marché de gros, ce carré de béton a été découpé

afin d’y planter prochainement un arbre. © JC Milhet / Reporterre

Un bout du parking de l’hôtel de ville a aussi été désimperméabilisé : à la place du goudron gît une fine couche de sable recouvert d’une dalle alvéolée, elle-même remplie de petits graviers ou de morceaux de tuiles. D’autres projets devaient suivre, mais, à cause de la sécheresse, ils ont été mis en pause jusqu’à l’automne, comme la plantation d’une centaine d’arbres et la création d’une noue (sorte de fossé végétalisé peu profond et large) prévues parmi les vestiges de l’ancien marché de gros.

 

Des opérations qui prennent du temps en raison du coût financier — entre 50 000 euros pour les placettes, et des centaines de milliers d’euros pour le marché de gros —, malgré des aides de l’État à hauteur de 40 % par projet. En cause notamment : le déblayage du goudron, qui ne peut être simplement jeté à la déchetterie du fait de sa toxicité.

 

Le but de la démarche, explique André Trives, c’est de « capter l’eau pour remplir les nappes, créer des îlots de fraîcheur » et produire de la nourriture pour les habitants. Car la municipalité profite de cette transition végétale pour renforcer son autonomie alimentaire. Un moyen, selon elle, de combattre la pauvreté dans cette ville qui fait partie des plus défavorisés de France. Ainsi, avec la « ville éponge » est née la « ville jardin ».

 

« L’eau, c’est l’affaire de tous, mais l’alimentation aussi. Si, avec la désimperméabilisation, on peut gagner des points d’autosuffisance, alors on va les chercher, dit André Trives, entouré de ses champs luxuriants. La ville éponge, c’est un tout : végétaliser les espaces urbains, arrêter l’urbanisation, préserver les terres agricoles, les passer en agroécologie, avec des haies et des cultures intraparcellaires. On entre alors dans un cercle vertueux sur le long terme. »

Ce jardin a remplacé un parking. © JC Milhet / Reporterre

« C’est fou, l’eau qu’on peut balancer ! »

 

Pour que cela fonctionne, la commune a posé ses conditions : « Il faut que les habitants s’impliquent, dit Nicolas Garcia. On n’a pas les moyens de s’occuper des jardins et c’est un moyen de retrouver de la convivialité dans les quartiers prioritaires. Cela devient des lieux de retrouvailles, là où l’on ne se parle pas vraiment entre voisins. » D’ailleurs, les Illibériens « accueillent la chose étonnamment bien », relève le maire, malgré certaines résistances. Récemment, la commune a donc créé un comité citoyen de l’eau, chargé d’établir les prochaines zones à désartificialiser.

 

En dehors de ce groupe, ils sont aussi quelques-uns à prendre leur nouvelle mission à cœur. Rue Marceau, où se trouve le deuxième jardin, Agnès Cambier vérifie que sa menthe a bien poussé. « C’est beaucoup mieux sans les voitures. J’habite au rez-de-chaussée, et les gens venaient se garer devant ma porte. Ça tremblait de partout. Maintenant, ils n’osent plus », raconte-t-elle, ravie. Un peu plus haut, place du Planiol, Pascale Schemani, elle, arrose fréquemment le potager avec ses eaux grises. « Là, je viens de nettoyer mes patates, je vais garder l’eau pour plus tard. Et j’ai mis un arrosoir dans ma douche, précise-t-elle. C’est fou, l’eau qu’on peut balancer ! »

 

Une voisine ne partage pas leur entrain : « Ils n’ont pas pensé aux personnes qui ont besoin de se garer là. C’est devenu une galère pour ma fille, qui est atteinte de polyarthrite », critique Marie-Thérèse Godail, 94 ans. Les artisans du quartier se seraient aussi plaints de ne pas pouvoir décharger leurs outils, selon la mairie.

 

Si la majorité des habitants estime que la démarche municipale va dans le bon sens, Steve Fortel, à la tête de l’association Elne & vous (qui compte d’ex-membres du Front national) estime, lui, que « le maire se sert d’André [Trives] pour cacher un énorme projet d’urbanisation ». Zone d’activités (ZAC), construction de lotissements… d’après le commerçant, qui compte briguer la mairie en 2026, la ville bétonne plus qu’elle ne désimperméabilise. « Ce n’est pas moi mais l’ancienne municipalité de droite qui a lancé les projets actuels, se défend Nicolas Garcia. Pour la ZAC, j’ai même réussi à conserver six hectares sur dix-huit pour la nature. » Et pour les immeubles, « il faut bien loger les gens, rétorque le communiste. J’ai 300 demandes insatisfaites et on manque de logements sociaux ».

Les habitants « accueillent [l’initiative] étonnamment bien », selon Nicolas Garcia,

maire communiste d’Elne. © JC Milhet / Reporterre